Du haut de la fenêtre du 3 e étage, dans le logement centenaire de mon grand ami Daniel, j'observe en silence le sanctuaire du St-Sacrement qui niche tout en face. Lors d'un bazar, en 1896, Nelligan y avait récité des vers. Intéressant. J'étais seule, les deux chats dormaient, collés l'un contre l'autre.
En ce beau Dimanche de février, l'avenue du Mont-Royal regorge de passants et je me surprends à imaginer ces femmes aux longues robes, se protégeant du soleil , habillées de leurs ombrelles, les calèches défilant sur la rue de terre battue. J'aime l'époque victorienne et ces maisons aux longs pignons. Sans plus tarder j'enfile mon manteau et descends maladroitement les escaliers extérieurs tortueux, étourdissants, un vrai calvaire... Est-ce possible de concevoir des escaliers de la sorte, aussi à pique. Celui qui les a construits en voulait sans doute au monde entier! Tenant fermement la rampe, j'essaie d'imaginer tous les accidents, au fil des ans, dénonçant tout bas et avec ferveur ce concepteur à la gomme...
L'air est humide et me transperce la peau. Il fait si froid. Février le terrible, quand tireras-tu ta révérence? Je traverse la rue, me dirigeant vers le sanctuaire. Il est assis en indien, au beau milieu du trottoir, face à l'entrée du sanctuaire, presque beau avec sa barbe rousse et ses yeux perçants. Manteau d'hiver, la tête enfouie sous son capuchon, il se balance sans cesse, de l'arrière vers l'avant, les yeux dans le vide. Il a peut-être 30 ou 35 ans. Des vêtements propres et une coupe de cheveux le transformeraient instantanément. Il serait très beau, pourrait être avocat, poète ou fonctionnaire, personne n'en saurait rien et tout s'effacerait l'espace d'un instant, le froid, la douleur, la maladie... Que s'est-il passé, quel drame a bouleversé sa vie, où est-il, à quoi pense-t-il? Il fait si froid. Un drap de plastique épais recouvre son manteau. Quelqu'un l'a mis au monde cet homme. Derrière chaque itinérant se cache une mère, bouleversée et résignée. Pense-t-elle à lui, est-elle en vie, pleure-t-elle en silence cet enfant tant aimé et perdu dans sa folie?
J'entre dans le sanctuaire. Tant de pas franchis ici au fil des ans. Une messe s'y déroule. Les moniales de Jérusalem chantent merveilleusement bien. Mais je me sens bien installée dans mes pensées, trop lucide, tellement que je m'y vois dans une époque révolue. Tout devient sombre. Les murs peints parlent d'un temps qui n'est plus. Y suis-je, où suis-je? Et cette trop grande bouffée d'encens répandue en nuage par le prêtre qui, passant devant moi avec son encensoir, vient redorer le blason du passé. Tant de gens, de fantômes ici, tous disparus. Qui se rappelle d'eux... Et pourtant ils sont bien présents. Suis-je la seule à les voir, les imaginer... Sommes-nous si peu importants en ce monde...
Je quitte le sanctuaire. Lui se balance toujours. Je vois maintenant son capuchon au loin et les gens passer devant lui, se souciant bien peu de son existence. Au volant de ma voiture, j'ose un dernier passage près de lui, par respect, il ne le sait pas mais moi je l'emporte dans mon coeur.
Le parc Laurier est dénudé. Février le terrible... J'y jouais à la pétanque en été, avec Freddy et Claude, le conjoint de mes 20 ans. Longeant la rue Laurier, je m'arrête au coin de Fabre... Il décapait de vieux meubles et en fabriquait, ne s'occupait pas de lui mais avait beaucoup de talent. Il louait le local en bas de chez moi. Maintenant ce sont tous de chics petits magasins coquets, des confiseries, chocolateries. Le temps a eu raison de tous les commerçants de l'époque. Même mon ancien logement a brûlé. Ils en ont fait deux avec un seul. Je ne souhaiterais pas y entrer, préférant garder dans mon coeur les images d'un bonheur passé. Seul vestige demeuré intact , il se dresse , fier, se moquant de tout; le café Les Entretiens y est toujours. On peut encore y rêvasser, gribouiller des vers dans un carnet de fortune...
Je me retrouve sur la rue Cartier. Tiens, je l'aimais ce petit logement où j'habitais seule, pendant mes études universitaires. Pfff... Tout le monde me disait que je n'arriverais pas à joindre les deux bouts en demeurant seule. Je n'ai écouté personne. J'y ai vécu seule. Pour pallier à ma situation financière très précaire, je prenais des sessions à temps plein l'été, ce qui me donnait un surplus de bourse.
Je dois y retourner, simplement pour leur faire honneur, leur dire que je ne les oublierai jamais. J'y suis, dans la ruelle derrière... Mes chats, mes chats... Comme j'ai pleuré ce matin où je quittai Montréal pour Québec. Mes chats de ruelle... Je trouvais le moyen de les nourrir en plus de ma Jasmine, ma princesse toute blanche, ma petite chatte à moi. Il y avait Jim, le roi de la ruelle, maître incontesté, tout sale, ébouriffé, le poil arraché. J'étais sans aucun doute la seule à le caresser celui-là! Puis, il y avait celle que j'appelais "La Petite Fille". Elle avait une patte plus grosse que l'autre. Celle-là, je n'ai jamais réussi à m'en approcher. Il devait bien y en avoir une dizaine sur mon balcon le matin lorsque les chatons de La Petite Fille sont arrivés. Les larmes coulent à flot, mes chats... Puis j'en aperçois un, tout jeune et fringuant, semblant régner en roi sur ce territoire glacé. Des allures et couleurs de mon Jim. Un petit Jim, oui, sûrement, le sang de Jim, j'en suis certaine...
Ouf... Je reviens tranquillement sur mon île et décide de longer la rivière, comme j'adore le faire lorsque le soleil m'accompagne. J'ai soif de chez moi, du présent, la seule sécurité possible. J'aimerais m'y réfugier pour toujours. Je veux retrouver mon chien, mon chat, Yang, ma couverture et les rayons du soleil au travers ma fenêtre afin de m'y baigner, arrêter le temps, qu'il ne soit plus possible qu'il m'échappe.
Je m'arrête à la Berge du Vieux Moulin. En hiver, sur l'Île du Vieux Moulin, on voit mieux ce qu'il en reste. Les arbres dénudés ont eu raison de lui, logeant confortablement dans ses entrailles. Et la petite église, l'autre côté de la rive, y est toujours , m'invitant au recueillement. Jour et nuit, je peux, si j'en décide, venir l'admirer en silence et lui sourire en écoutant le murmure limpide des rapides coulant près des restes du vieux moulin, depuis une éternité.
En ce beau Dimanche de février, l'avenue du Mont-Royal regorge de passants et je me surprends à imaginer ces femmes aux longues robes, se protégeant du soleil , habillées de leurs ombrelles, les calèches défilant sur la rue de terre battue. J'aime l'époque victorienne et ces maisons aux longs pignons. Sans plus tarder j'enfile mon manteau et descends maladroitement les escaliers extérieurs tortueux, étourdissants, un vrai calvaire... Est-ce possible de concevoir des escaliers de la sorte, aussi à pique. Celui qui les a construits en voulait sans doute au monde entier! Tenant fermement la rampe, j'essaie d'imaginer tous les accidents, au fil des ans, dénonçant tout bas et avec ferveur ce concepteur à la gomme...
L'air est humide et me transperce la peau. Il fait si froid. Février le terrible, quand tireras-tu ta révérence? Je traverse la rue, me dirigeant vers le sanctuaire. Il est assis en indien, au beau milieu du trottoir, face à l'entrée du sanctuaire, presque beau avec sa barbe rousse et ses yeux perçants. Manteau d'hiver, la tête enfouie sous son capuchon, il se balance sans cesse, de l'arrière vers l'avant, les yeux dans le vide. Il a peut-être 30 ou 35 ans. Des vêtements propres et une coupe de cheveux le transformeraient instantanément. Il serait très beau, pourrait être avocat, poète ou fonctionnaire, personne n'en saurait rien et tout s'effacerait l'espace d'un instant, le froid, la douleur, la maladie... Que s'est-il passé, quel drame a bouleversé sa vie, où est-il, à quoi pense-t-il? Il fait si froid. Un drap de plastique épais recouvre son manteau. Quelqu'un l'a mis au monde cet homme. Derrière chaque itinérant se cache une mère, bouleversée et résignée. Pense-t-elle à lui, est-elle en vie, pleure-t-elle en silence cet enfant tant aimé et perdu dans sa folie?
J'entre dans le sanctuaire. Tant de pas franchis ici au fil des ans. Une messe s'y déroule. Les moniales de Jérusalem chantent merveilleusement bien. Mais je me sens bien installée dans mes pensées, trop lucide, tellement que je m'y vois dans une époque révolue. Tout devient sombre. Les murs peints parlent d'un temps qui n'est plus. Y suis-je, où suis-je? Et cette trop grande bouffée d'encens répandue en nuage par le prêtre qui, passant devant moi avec son encensoir, vient redorer le blason du passé. Tant de gens, de fantômes ici, tous disparus. Qui se rappelle d'eux... Et pourtant ils sont bien présents. Suis-je la seule à les voir, les imaginer... Sommes-nous si peu importants en ce monde...
Je quitte le sanctuaire. Lui se balance toujours. Je vois maintenant son capuchon au loin et les gens passer devant lui, se souciant bien peu de son existence. Au volant de ma voiture, j'ose un dernier passage près de lui, par respect, il ne le sait pas mais moi je l'emporte dans mon coeur.
Le parc Laurier est dénudé. Février le terrible... J'y jouais à la pétanque en été, avec Freddy et Claude, le conjoint de mes 20 ans. Longeant la rue Laurier, je m'arrête au coin de Fabre... Il décapait de vieux meubles et en fabriquait, ne s'occupait pas de lui mais avait beaucoup de talent. Il louait le local en bas de chez moi. Maintenant ce sont tous de chics petits magasins coquets, des confiseries, chocolateries. Le temps a eu raison de tous les commerçants de l'époque. Même mon ancien logement a brûlé. Ils en ont fait deux avec un seul. Je ne souhaiterais pas y entrer, préférant garder dans mon coeur les images d'un bonheur passé. Seul vestige demeuré intact , il se dresse , fier, se moquant de tout; le café Les Entretiens y est toujours. On peut encore y rêvasser, gribouiller des vers dans un carnet de fortune...
Je me retrouve sur la rue Cartier. Tiens, je l'aimais ce petit logement où j'habitais seule, pendant mes études universitaires. Pfff... Tout le monde me disait que je n'arriverais pas à joindre les deux bouts en demeurant seule. Je n'ai écouté personne. J'y ai vécu seule. Pour pallier à ma situation financière très précaire, je prenais des sessions à temps plein l'été, ce qui me donnait un surplus de bourse.
Je dois y retourner, simplement pour leur faire honneur, leur dire que je ne les oublierai jamais. J'y suis, dans la ruelle derrière... Mes chats, mes chats... Comme j'ai pleuré ce matin où je quittai Montréal pour Québec. Mes chats de ruelle... Je trouvais le moyen de les nourrir en plus de ma Jasmine, ma princesse toute blanche, ma petite chatte à moi. Il y avait Jim, le roi de la ruelle, maître incontesté, tout sale, ébouriffé, le poil arraché. J'étais sans aucun doute la seule à le caresser celui-là! Puis, il y avait celle que j'appelais "La Petite Fille". Elle avait une patte plus grosse que l'autre. Celle-là, je n'ai jamais réussi à m'en approcher. Il devait bien y en avoir une dizaine sur mon balcon le matin lorsque les chatons de La Petite Fille sont arrivés. Les larmes coulent à flot, mes chats... Puis j'en aperçois un, tout jeune et fringuant, semblant régner en roi sur ce territoire glacé. Des allures et couleurs de mon Jim. Un petit Jim, oui, sûrement, le sang de Jim, j'en suis certaine...
Ouf... Je reviens tranquillement sur mon île et décide de longer la rivière, comme j'adore le faire lorsque le soleil m'accompagne. J'ai soif de chez moi, du présent, la seule sécurité possible. J'aimerais m'y réfugier pour toujours. Je veux retrouver mon chien, mon chat, Yang, ma couverture et les rayons du soleil au travers ma fenêtre afin de m'y baigner, arrêter le temps, qu'il ne soit plus possible qu'il m'échappe.
Je m'arrête à la Berge du Vieux Moulin. En hiver, sur l'Île du Vieux Moulin, on voit mieux ce qu'il en reste. Les arbres dénudés ont eu raison de lui, logeant confortablement dans ses entrailles. Et la petite église, l'autre côté de la rive, y est toujours , m'invitant au recueillement. Jour et nuit, je peux, si j'en décide, venir l'admirer en silence et lui sourire en écoutant le murmure limpide des rapides coulant près des restes du vieux moulin, depuis une éternité.